Le 17 décembre 2021, un groupe de chercheurs étudiant la relation entre l’ontologie sociale et la philosophie de la pratique mathématique s’est réuni à l’Université de Parme pour un atelier international organisé en collaboration avec le Centre Gilles Gaston Granger.

La relation entre les mathématiques et l’ontologie sociale est souvent guidée par la question de la possibilité d’appliquer les mathématiques aux sciences sociales et surtout à l’économie, constituant ainsi une partition entre économie néoclassique et économie hétérodoxe, ou entre les fauteurs de l’économie comme système ouvert et leurs opposants. Aussi intéressantes que puissent être ces questions, elles ignorent la possibilité de l’application d’une analyse conceptuelle provenant de l’ontologie sociale elle-même aux mathématiques, et en particulier à certains concepts mathématiques tels que celui de fonction, de relation, de structure, d’algorithme, etc. Le projet vise à déterminer si la distinction entre objet social et fait social, d’une part, et entre différentes approches théoriques de la notion de fait social, peut être appliquée avec succès à la pratique mathématique.
Il existe une tendance bien établie en philosophie des mathématiques à souligner l’importance de la pratique mathématique pour répondre à certaines questions épistémologiques telles que la visualisation, l’usage de diagrammes, le raisonnement, l’explication, la pureté des preuves, les concepts et les définitions, etc. Cette approche prétend également que l’analyse de pratiques mathématiques spécifiques, comme la théorie des catégories puisse donner des résultats ontologiques intéressants (Mancosu 2008 : 1-2). L’idée ici est tout à fait différente. Il ne s’agit pas de privilégier une approche épistémologique qui pourrait aboutir à de nouvelles perspectives ontologiques, mais plutôt de supposer dès le départ que les concepts mathématiques ne peuvent être pleinement étudiés sans une approche qui considère l’épistémologie et l’ontologie comme strictement liées dès le début. Si certaines des approches de la pratique mathématique reposent sur l’interprétation de Lakatos des mathématiques comme une science quasi-empirique, notre projet pousse encore plus loin cette affirmation, car elle repose sur l’idée que les concepts mathématiques relèvent d’une constitution sociale.
Mais la question intéressante soulevée par le projet est : quelle théorie des faits sociaux et / ou des objets sociaux pourrait expliquer les caractéristiques des concepts mathématiques ? Ou plutôt, y a-t-il des concepts mathématiques qui peuvent être mieux expliqués par l’une ou l’autre théorie rivale ? Y a-t-il de nouvelles perspectives ontologiques ou épistémologiques qui puissent être développées dans cette philosophie sociale des mathématiques ?
Ce projet n’est pas un renouvellement des recherches de David Bloor dans la sociologie des mathématiques, visant à montrer contre Mannheim qu’une étude sociologique des mathématiques est possible (Bloor 1973), ou déterminant quelles branches des mathématiques ou quelles méthodes de mathématiques sont susceptibles d’une investigation sociologique (Heintz 2000). Il s’agit plutôt d’une étude de la possibilité de l’application aux mathématiques des théories philosophiques sur les faits et les objets sociaux. Il s’agit d’un sujet tout à fait nouveau qui nécessite : une recherche d’exemples mathématiques mentionnés dans les théories philosophiques concernant l’ « ontologie sociale », ainsi qu’une évaluation comparative de ces théories pour aborder plusieurs questions épistémologiques et mathématiques. Le but du projet n’est pas de déterminer quelle ontologie philosophique sociale s’applique mieux à la construction d’une ontologie sociale mathématique, mais plutôt de comprendre quelles questions épistémologiques et ontologiques n’étant pas abordées dans les approches traditionnelles de la philosophie des mathématiques peuvent surgir de cette nouvelle approche méthodologique.
Par exemple, la distinction de Searle entre les faits sociaux et les objets sociaux pourrait-elle apporter une nouvelle compréhension de la différence entre la théorie des ensembles et la théorie des catégories ? La distinction entre intentionnalité individuelle et intentionnalité collective joue-t-elle un rôle dans la formation des concepts mathématiques ? Quel rôle pourrait au contraire être joué par l’habitude, comme dans l’ontologie sociale de Dewey (Testa 2016) ou le pragmatisme de Peirce ? Encore, la distinction d’Epstein entre anchoring et grounding peut-elle dire quelque chose sur les opinions pluralistes ou non pluralistes en mathématiques et en logique ? La distinction entre règles constitutives et régulatrices peut-elle être appliquée à l’investigation de l’axiomatique et à son rôle dans les mathématiques du 20e siècle ? Quelle différence peut-on tracer entre les modèles émergentistes de la constitution des faits sociaux (Petite et List) et les modèles basés sur l’acceptation (Tuomela, Searle), une fois qu’on applique cette distinction utilisée à la constitution des faits mathématiques ?
Enfin, y a-t-il certaines notions mathématiques qui peuvent être mieux analysées comme des faits sociaux, comme par exemple les concepts de fonction, d’algorithme, de relation et de structure ? Ou encore, peut-on tracer une distinction spécifique entre les éléments réels et idéaux à partir de cette philosophie socio-ontologique des mathématiques ?
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